Le viol, aspects sociologiques d’un crime.
Laurent Mucchielli
Le viol est connu sur la scène médiatique par le biais d'affaires généralement sordides perpétrées par des violeurs ou des pédophiles en série, voire des violeurs-tueurs en série. Les noms de Marc Dutroux, Patrice Alègre, Emile Louis, Michel Fourniret, Guy Georges, etc., ont fait la Une des journaux et des écrans de télévision ces dernières années. Nouveau créneau éditorial, des « livres témoignages » de femmes ou d'enfants violés, à la lecture parfois insoutenable, fleurissent également désormais, contribuant à faire du viol le « crime absolu », c'est-à-dire objet de la réprobation sociale maximale.
Mais si l'on quitte la sphère de l'émotion pour gagner celle de l'analyse, que sait-on du viol en réalité ? Pas énormément de choses. Malgré quelques travaux pionniers, il a fallu attendre les années 1990 pour voir des travaux d'histoire, de psychologie et de psychiatrie défricher régulièrement le sujet. Puis sont survenues les grandes enquêtes statistiques de victimation (enquêtes qui interrogent anonymement des échantillons représentatifs de personnes à qui l'on demande de déclarer ce qu'elles ont pu subir même si elles n'ont jamais porté plainte) qui constituent un nouveau tournant, en particulier l'enquête ENVEFF en 2000, suivie par l'enquête CSF en 2006.
A ce corpus, on peut désormais ajouter le travail réalisé sous notre direction par une équipe du CESDIP en 2009, et dont Véronique LE GOAZIOU tire ce livre intitulé Le viol. Aspects sociologiques d'un crime. Il est publié aujourd'hui par La Documentation française . La recherche a porté sur 425 affaires de viol impliquant 488 auteurs et 566 victimes, jugées aux assises dans trois départements : Paris, les Yvelines et le Gard. Le livre est épais et les apports multiples. Insistons simplement ici sur deux des grands apports de ce travail scientifique.
Le viol, un crime de proximité
Alimentée sans cesse par le traitement médiatique des faits divers, la représentation sociale ordinaire du viol est sans doute encore dominée par une peur très ancienne qu'entretiennent tous les supports fictionnels : les romans policiers, le cinéma, les séries télévisées. Tous déclinent en d'infinies variations une sorte de scène idéal-typique : une femme rentrant chez elle, à la tombée de la nuit, qui entend un bruit derrière elle, qui s'enfuit mais qui est rattrapée par l'agresseur inconnu qui la viole et/ou la tue sauvagement. Au Moyen-Age, cet agresseur inconnu était « la bête », « le monstre », « le démon » ou « le revenant ». Aujourd'hui, c'est sans doute le fou criminel. Or, comme toujours, les faits divers ne sont pas représentatifs des phénomènes concernés. Ils nous trompent en érigeant en faits de société des histoires aussi rares que singulières. En réalité, le viol demeure avant tout un crime de proximité, c'est-à-dire se produisant dans le cadre de l'interconnaissance voire de l'intimité. Environ 85 fois sur 100, auteurs et victimes se connaissent.
Cette violence est perpétrée par des hommes (quasi exclusivement) sur des femmes ou des enfants (filles et garçons) avec lesquels ils ont le plus souvent des liens affectifs ou relationnels de forte intensité. Le livre établit une typologie, proposant la distinction entre cinq grands types de viols (au passage, on retiendra qu'il n'y a pas un mais bien des viols, donc que toute prétention à théoriser « le » viol est aberrante). Et c'est le viol familial au sens large (commis par des pères, des beaux-pères, des oncles ou des grands-pères, des frères ou des cousins, des conjoints ou des très proches amis de la famille) qui vient largement en tête, devant le viol conjugal, le viol commis par des copains ou des amis des victimes, par des voisins, des relations de travail ou de simples connaissances, enfin et en dernier le viol commis par des inconnus.
Cette recherche montre aussi que plus les auteurs et les victimes sont proches et plus les agressions sont longues et multipliées. Ainsi, quasiment tous les viols commis par des agresseurs peu connus ou inconnus des victimes sont des viols uniques. Mais à l'inverse, les viols familiaux commis par des ascendants ou par des collatéraux sont dans leur grande majorité des viols répétés sur des moyennes voire des longues durées (5 ans et plus). Dès lors, contrairement aux représentations communes, les violeurs en série sont très rarement des personnes inconnues de leurs victimes. C'est bien plutôt dans le cercle familial qu'elles sévissent, où presque deux tiers des auteurs étudiés dans ces dossiers judiciaires ont commis plusieurs agressions sexuelles et/ou plusieurs viols sur une ou plusieurs personnes de leur entourage. Dès lors, Véronique Le Goaziou propose avec raison d'introduire la notion-clef de violeur-abuseur en série de proximité.
Mais où sont donc passés les classes sociales aisées ?
Globalement, bien que travaillant uniquement sur les affaires très minoritaires parvenues aux assises, ce livre confirme la plupart des aspects des viols révélés par les enquêtes de victimation, sauf sur un point : le milieu social des auteurs.
Les enquêtes de victimation indiquent que les violences sexuelles dont l'auteur est connu de la victime sévissent dans tous les milieux sociaux et dans des proportions à peu près équivalentes. En revanche, dans les affaires de viols jugées aux assises, l'on observe une forte surreprésentation des auteurs appartenant aux milieux populaires, voire à ses franges les plus précarisées. Sur les 488 auteurs impliqués, près de 90 % avaient un père issus des classes populaires. Parvenus à l'âge adulte et au moment des faits, l'on trouve 45 % d'ouvriers ou de petits employés, 41 % de chômeurs ou d'inactifs, 7 % d'artisans, commerçants ou agriculteurs et seulement 7 % de cadres moyens ou supérieurs (alors qu'ils représentent environ 40 % de la population active à l'échelle nationale). En un mot, plus de 90 % des violeurs jugés aux assises appartiennent aux milieux populaires. Dès lors la question (classique) se pose : où sont passés les autres ?
Deux principaux mécanismes expliquent probablement cette terrible inégalité sociale des auteurs de viols devant la justice. Le premier est un phénomène de sous-judiciarisation des faits au sein des milieux aisés qui disposent de relations, de pouvoir, d'argent, de bons avocats, de moyens de pression, pour prévenir la divulgation des faits et, le cas échéant, pour se prémunir face à l'action de la police et de la justice et tenter de conserver malgré le crime leurs positions et leurs réputations. Le second mécanisme est l'attention particulière qui est au contraire portée en permanence aux populations défavorisées par les services médico-sociaux, les services éducatifs, la police et la justice, ce qui conduit à une plus forte détection des faits illicites commis en leur sein.
Source : le blog de Laurent Mucchielli, sociologue
Laurent Mucchielli
Le viol est connu sur la scène médiatique par le biais d'affaires généralement sordides perpétrées par des violeurs ou des pédophiles en série, voire des violeurs-tueurs en série. Les noms de Marc Dutroux, Patrice Alègre, Emile Louis, Michel Fourniret, Guy Georges, etc., ont fait la Une des journaux et des écrans de télévision ces dernières années. Nouveau créneau éditorial, des « livres témoignages » de femmes ou d'enfants violés, à la lecture parfois insoutenable, fleurissent également désormais, contribuant à faire du viol le « crime absolu », c'est-à-dire objet de la réprobation sociale maximale.
Mais si l'on quitte la sphère de l'émotion pour gagner celle de l'analyse, que sait-on du viol en réalité ? Pas énormément de choses. Malgré quelques travaux pionniers, il a fallu attendre les années 1990 pour voir des travaux d'histoire, de psychologie et de psychiatrie défricher régulièrement le sujet. Puis sont survenues les grandes enquêtes statistiques de victimation (enquêtes qui interrogent anonymement des échantillons représentatifs de personnes à qui l'on demande de déclarer ce qu'elles ont pu subir même si elles n'ont jamais porté plainte) qui constituent un nouveau tournant, en particulier l'enquête ENVEFF en 2000, suivie par l'enquête CSF en 2006.
A ce corpus, on peut désormais ajouter le travail réalisé sous notre direction par une équipe du CESDIP en 2009, et dont Véronique LE GOAZIOU tire ce livre intitulé Le viol. Aspects sociologiques d'un crime. Il est publié aujourd'hui par La Documentation française . La recherche a porté sur 425 affaires de viol impliquant 488 auteurs et 566 victimes, jugées aux assises dans trois départements : Paris, les Yvelines et le Gard. Le livre est épais et les apports multiples. Insistons simplement ici sur deux des grands apports de ce travail scientifique.
Le viol, un crime de proximité
Alimentée sans cesse par le traitement médiatique des faits divers, la représentation sociale ordinaire du viol est sans doute encore dominée par une peur très ancienne qu'entretiennent tous les supports fictionnels : les romans policiers, le cinéma, les séries télévisées. Tous déclinent en d'infinies variations une sorte de scène idéal-typique : une femme rentrant chez elle, à la tombée de la nuit, qui entend un bruit derrière elle, qui s'enfuit mais qui est rattrapée par l'agresseur inconnu qui la viole et/ou la tue sauvagement. Au Moyen-Age, cet agresseur inconnu était « la bête », « le monstre », « le démon » ou « le revenant ». Aujourd'hui, c'est sans doute le fou criminel. Or, comme toujours, les faits divers ne sont pas représentatifs des phénomènes concernés. Ils nous trompent en érigeant en faits de société des histoires aussi rares que singulières. En réalité, le viol demeure avant tout un crime de proximité, c'est-à-dire se produisant dans le cadre de l'interconnaissance voire de l'intimité. Environ 85 fois sur 100, auteurs et victimes se connaissent.
Cette violence est perpétrée par des hommes (quasi exclusivement) sur des femmes ou des enfants (filles et garçons) avec lesquels ils ont le plus souvent des liens affectifs ou relationnels de forte intensité. Le livre établit une typologie, proposant la distinction entre cinq grands types de viols (au passage, on retiendra qu'il n'y a pas un mais bien des viols, donc que toute prétention à théoriser « le » viol est aberrante). Et c'est le viol familial au sens large (commis par des pères, des beaux-pères, des oncles ou des grands-pères, des frères ou des cousins, des conjoints ou des très proches amis de la famille) qui vient largement en tête, devant le viol conjugal, le viol commis par des copains ou des amis des victimes, par des voisins, des relations de travail ou de simples connaissances, enfin et en dernier le viol commis par des inconnus.
Cette recherche montre aussi que plus les auteurs et les victimes sont proches et plus les agressions sont longues et multipliées. Ainsi, quasiment tous les viols commis par des agresseurs peu connus ou inconnus des victimes sont des viols uniques. Mais à l'inverse, les viols familiaux commis par des ascendants ou par des collatéraux sont dans leur grande majorité des viols répétés sur des moyennes voire des longues durées (5 ans et plus). Dès lors, contrairement aux représentations communes, les violeurs en série sont très rarement des personnes inconnues de leurs victimes. C'est bien plutôt dans le cercle familial qu'elles sévissent, où presque deux tiers des auteurs étudiés dans ces dossiers judiciaires ont commis plusieurs agressions sexuelles et/ou plusieurs viols sur une ou plusieurs personnes de leur entourage. Dès lors, Véronique Le Goaziou propose avec raison d'introduire la notion-clef de violeur-abuseur en série de proximité.
Mais où sont donc passés les classes sociales aisées ?
Globalement, bien que travaillant uniquement sur les affaires très minoritaires parvenues aux assises, ce livre confirme la plupart des aspects des viols révélés par les enquêtes de victimation, sauf sur un point : le milieu social des auteurs.
Les enquêtes de victimation indiquent que les violences sexuelles dont l'auteur est connu de la victime sévissent dans tous les milieux sociaux et dans des proportions à peu près équivalentes. En revanche, dans les affaires de viols jugées aux assises, l'on observe une forte surreprésentation des auteurs appartenant aux milieux populaires, voire à ses franges les plus précarisées. Sur les 488 auteurs impliqués, près de 90 % avaient un père issus des classes populaires. Parvenus à l'âge adulte et au moment des faits, l'on trouve 45 % d'ouvriers ou de petits employés, 41 % de chômeurs ou d'inactifs, 7 % d'artisans, commerçants ou agriculteurs et seulement 7 % de cadres moyens ou supérieurs (alors qu'ils représentent environ 40 % de la population active à l'échelle nationale). En un mot, plus de 90 % des violeurs jugés aux assises appartiennent aux milieux populaires. Dès lors la question (classique) se pose : où sont passés les autres ?
Deux principaux mécanismes expliquent probablement cette terrible inégalité sociale des auteurs de viols devant la justice. Le premier est un phénomène de sous-judiciarisation des faits au sein des milieux aisés qui disposent de relations, de pouvoir, d'argent, de bons avocats, de moyens de pression, pour prévenir la divulgation des faits et, le cas échéant, pour se prémunir face à l'action de la police et de la justice et tenter de conserver malgré le crime leurs positions et leurs réputations. Le second mécanisme est l'attention particulière qui est au contraire portée en permanence aux populations défavorisées par les services médico-sociaux, les services éducatifs, la police et la justice, ce qui conduit à une plus forte détection des faits illicites commis en leur sein.
Source : le blog de Laurent Mucchielli, sociologue