Entretien avec Laurence Février
Pourquoi Tabou?
Parce que le viol est un tabou, dans notre société médiatisée apparemment si ouverte à la parole... cette parole-là est interdite. Nous sommes convaincus de vivre dans une société libre, où tous les discours sur la sexualité sont possibles, et pourtant il y a cet interdit majeur : on ne parle pas de viol, et si on en parle, ce n’est qu’au moment du drame. On n'entend jamais parler du viol comme d'un « fléau de société ». Avant de faire ce travail, je ne me rendais pas compte de la réalité des chiffres : « une femme sur dix a été violée ou le sera au cours de sa vie. Dans huit cas sur dix, l’agresseur est connu de la victime »…
Qu’est-ce qui a déclenché votre envie de faire un spectacle sur ce sujet?
C’est l’article d’un sociologue, Laurent Mucchielli*, qui présentait Le viol, aspects sociologiques d’un crime**. Remarquable. Il écrit cette chose qui m’a frappée : « le cinéma, les séries télévisées, les romans policiers déclinent à l’infini une sorte de scène idéale-type : une femme rentrant chez elle, à la tombée de la nuit, qui entend un bruit derrière elle, qui s’enfuit, mais qui est rattrapée par un agresseur inconnu qui la viole et/ou la tue sauvagement. » Or, ajoute-t-il, ce cas de viol est l’un des plus rares et ne représente que moins de 2% des personnes violées. Ce qui m’a stupéfaite, c’est d’être moi-même convaincue que cette scène idéale-type était la réalité, alors que « le viol demeure avant tout un crime de proximité, voire de l’intimité ». Je me suis dis qu’il ne fallait donc pas représenter cette scène idéale-type, mais qu’il fallait aller chercher derrière ce qu’on peut considérer comme un fantasme, pour trouver une autre représentation de la réalité.
Comment avez-vous fait pour passer de cette réflexion à la mise en oeuvre du spectacle?
Je travaille avec un groupe de recherche et nous avons mis l'idée en chantier : comment parler du viol et de l'agression sexuelle au théâtre, sans une représentation concrète et donc illustrative de l'acte ? Comment dire la parole auto-censurée des victimes ?
Vous êtes l'auteur du texte?
Oui, je l'ai écrit en m'inspirant de plusieurs procès de Cour d'Assises. Le spectacle est composé de cinq interrogatoires, cinq cas « représentatifs » de femmes violées. Ces cas sont inspirés de faits réels et de personnages existants ou ayant existé. Les noms et les lieux ont bien sûr été modifiés. Ce qui est dit dans le spectacle, ce sont les agressions dont elles ont été victimes, mais c’est aussi le questionnement qu’elles subissent après qu’elles aient porté plainte, et pas seulement en Cour d'Assises. Le questionnement de la police, celui de la société, celui de l'entourage, le harcèlement de ces questions qui va rendre les victimes suspectes et les faire apparaître comme coupables… En réponse, la flamboyante plaidoirie de Gisèle Halimi au procès d’Aix-en-Provence. C’est cette plaidoirie qui conclue le spectacle. Pour mémoire, en 1978, lors du procès d’Aix qui fera "date", Gisèle Halimi défend deux femmes violées, mais elle veut, en accord avec les victimes, faire que ce procès soit aussi l’occasion d’ouvrir le débat sur “ce fléau social”. “La question du viol ne sera pas posée” dira le Président de la Cour d’Assises, par sa plaidoirie, Gisèle Halimi la posera pourtant, elle va faire avancer la réflexion collective sur “ce crime total” et sur le rapport qu'entretiennent les hommes et les femmes dans notre société.
C’est l’aspect universel de la plaidoirie de Gisèle Halimi qui est dit, nous ne faisons pas allusion au cas des deux victimes du procès d’Aix dans le spectacle.
Est-ce que c’est une forme de tribunal au théâtre?
Le spectacle n’est pas la reconstitution d’une Cour d’Assises. Ce qui est mis en scène, c’est le questionnement, les questionnements qui vont fondre sur la victime après l’agression. C’est la violence et l’impudeur de ces questions qui m’ont hallucinée. C’est le questionnement de tous les représentants de la société que j’ai trouvé impitoyable. Pour ce qui est de l'espace, Brigitte Dujardin n'a pas travaillé non plus à la reconstitution réaliste d'une Cour d'Assises, mais elle a conçu un espace abstrait où ne figurent que des chaises, un grand nombre de chaises qui permettent de structurer l'espace.
Il y a uniquement des comédiennes sur scène?
Il ne s’agissait pas pour moi de parler de la question du viol dans sa totalité, mais simplement de faire un premier pas, de commencer à en parler du point de vue des femmes. D’ouvrir le tabou et d’écouter ces premiers balbutiements, chaque femme est enfermée dans une telle solitude par rapport à cette énigme.
Vous jouez dans le spectacle?
Oui, je dis la plaidoirie de Gisèle Halimi. C’est un texte très combatif et très optimiste aussi, avec une réflexion pionnière sur ce que pourrait être une société d’« où le viol, une fois pour toute, serait banni »…
Avez-vous rencontré Gisèle Halimi?
Gisèle Halimi nous fait un cadeau magnifique, elle soutient notre démarche et nous cède ses droits sur sa plaidoirie. Et nous avons provoqué la réédition du Procès d’Aix-en-Provence ***, au moment de la sortie du spectacle. Je suis très heureuse que le public puisse de nouveau y avoir accès.
C'est la première fois que vous rejouez «Tabou», depuis sa création en 2012?
Oui, nous avons envisagé cette reprise à une condition: celle de créer une articulation entre notre création artistique et une réflexion collective qui participe à un déverrouillage de ce «tabou». Nous avons donc organisé plusieurs actions: des conférences dans des mairies d'arrondissement à Paris et dans un centre d'art contemporain, à Villiers-sur-Marne, des actions de sensibilisation auprès des jeunes publics dans 27 établissements scolaires, et aussi des débats à l'issue de chacune des représentations... ****
Est-ce un spectacle féministe ?
Je ne sais pas. Ce dont je suis sûre, c’est que c’est un problème de société. De toutes les sociétés. Ce sont les femmes qui subissent le viol, en majorité, et à l’échelle mondiale… Il y a une question qui a surgi, au fur et à mesure où s’élaborait notre travail, question à laquelle je suis incapable de répondre, mais que je souhaite poser avec ce spectacle, concerne le sexe et le désir: pourquoi la sexualité conduirait-t-elle à la violence et provoquerait-elle le crime ?
* Blog du Monde, 19 mai 2011, Laurent Mucchielli.
** La documentation Française, Véronique Le Goaziou, Le viol, aspects sociologiques d’un crime.
*** Choisir la cause des femmes, Viol le procès d'Aix, Gisèle Halimi : le crime, Paris Éd. Gallimard, 1978 (épuisé), réédition L'Harmattan 2012.
**** Informations et calendrier des actions : www. tabouchimenecompagnie.com
Parce que le viol est un tabou, dans notre société médiatisée apparemment si ouverte à la parole... cette parole-là est interdite. Nous sommes convaincus de vivre dans une société libre, où tous les discours sur la sexualité sont possibles, et pourtant il y a cet interdit majeur : on ne parle pas de viol, et si on en parle, ce n’est qu’au moment du drame. On n'entend jamais parler du viol comme d'un « fléau de société ». Avant de faire ce travail, je ne me rendais pas compte de la réalité des chiffres : « une femme sur dix a été violée ou le sera au cours de sa vie. Dans huit cas sur dix, l’agresseur est connu de la victime »…
Qu’est-ce qui a déclenché votre envie de faire un spectacle sur ce sujet?
C’est l’article d’un sociologue, Laurent Mucchielli*, qui présentait Le viol, aspects sociologiques d’un crime**. Remarquable. Il écrit cette chose qui m’a frappée : « le cinéma, les séries télévisées, les romans policiers déclinent à l’infini une sorte de scène idéale-type : une femme rentrant chez elle, à la tombée de la nuit, qui entend un bruit derrière elle, qui s’enfuit, mais qui est rattrapée par un agresseur inconnu qui la viole et/ou la tue sauvagement. » Or, ajoute-t-il, ce cas de viol est l’un des plus rares et ne représente que moins de 2% des personnes violées. Ce qui m’a stupéfaite, c’est d’être moi-même convaincue que cette scène idéale-type était la réalité, alors que « le viol demeure avant tout un crime de proximité, voire de l’intimité ». Je me suis dis qu’il ne fallait donc pas représenter cette scène idéale-type, mais qu’il fallait aller chercher derrière ce qu’on peut considérer comme un fantasme, pour trouver une autre représentation de la réalité.
Comment avez-vous fait pour passer de cette réflexion à la mise en oeuvre du spectacle?
Je travaille avec un groupe de recherche et nous avons mis l'idée en chantier : comment parler du viol et de l'agression sexuelle au théâtre, sans une représentation concrète et donc illustrative de l'acte ? Comment dire la parole auto-censurée des victimes ?
Vous êtes l'auteur du texte?
Oui, je l'ai écrit en m'inspirant de plusieurs procès de Cour d'Assises. Le spectacle est composé de cinq interrogatoires, cinq cas « représentatifs » de femmes violées. Ces cas sont inspirés de faits réels et de personnages existants ou ayant existé. Les noms et les lieux ont bien sûr été modifiés. Ce qui est dit dans le spectacle, ce sont les agressions dont elles ont été victimes, mais c’est aussi le questionnement qu’elles subissent après qu’elles aient porté plainte, et pas seulement en Cour d'Assises. Le questionnement de la police, celui de la société, celui de l'entourage, le harcèlement de ces questions qui va rendre les victimes suspectes et les faire apparaître comme coupables… En réponse, la flamboyante plaidoirie de Gisèle Halimi au procès d’Aix-en-Provence. C’est cette plaidoirie qui conclue le spectacle. Pour mémoire, en 1978, lors du procès d’Aix qui fera "date", Gisèle Halimi défend deux femmes violées, mais elle veut, en accord avec les victimes, faire que ce procès soit aussi l’occasion d’ouvrir le débat sur “ce fléau social”. “La question du viol ne sera pas posée” dira le Président de la Cour d’Assises, par sa plaidoirie, Gisèle Halimi la posera pourtant, elle va faire avancer la réflexion collective sur “ce crime total” et sur le rapport qu'entretiennent les hommes et les femmes dans notre société.
C’est l’aspect universel de la plaidoirie de Gisèle Halimi qui est dit, nous ne faisons pas allusion au cas des deux victimes du procès d’Aix dans le spectacle.
Est-ce que c’est une forme de tribunal au théâtre?
Le spectacle n’est pas la reconstitution d’une Cour d’Assises. Ce qui est mis en scène, c’est le questionnement, les questionnements qui vont fondre sur la victime après l’agression. C’est la violence et l’impudeur de ces questions qui m’ont hallucinée. C’est le questionnement de tous les représentants de la société que j’ai trouvé impitoyable. Pour ce qui est de l'espace, Brigitte Dujardin n'a pas travaillé non plus à la reconstitution réaliste d'une Cour d'Assises, mais elle a conçu un espace abstrait où ne figurent que des chaises, un grand nombre de chaises qui permettent de structurer l'espace.
Il y a uniquement des comédiennes sur scène?
Il ne s’agissait pas pour moi de parler de la question du viol dans sa totalité, mais simplement de faire un premier pas, de commencer à en parler du point de vue des femmes. D’ouvrir le tabou et d’écouter ces premiers balbutiements, chaque femme est enfermée dans une telle solitude par rapport à cette énigme.
Vous jouez dans le spectacle?
Oui, je dis la plaidoirie de Gisèle Halimi. C’est un texte très combatif et très optimiste aussi, avec une réflexion pionnière sur ce que pourrait être une société d’« où le viol, une fois pour toute, serait banni »…
Avez-vous rencontré Gisèle Halimi?
Gisèle Halimi nous fait un cadeau magnifique, elle soutient notre démarche et nous cède ses droits sur sa plaidoirie. Et nous avons provoqué la réédition du Procès d’Aix-en-Provence ***, au moment de la sortie du spectacle. Je suis très heureuse que le public puisse de nouveau y avoir accès.
C'est la première fois que vous rejouez «Tabou», depuis sa création en 2012?
Oui, nous avons envisagé cette reprise à une condition: celle de créer une articulation entre notre création artistique et une réflexion collective qui participe à un déverrouillage de ce «tabou». Nous avons donc organisé plusieurs actions: des conférences dans des mairies d'arrondissement à Paris et dans un centre d'art contemporain, à Villiers-sur-Marne, des actions de sensibilisation auprès des jeunes publics dans 27 établissements scolaires, et aussi des débats à l'issue de chacune des représentations... ****
Est-ce un spectacle féministe ?
Je ne sais pas. Ce dont je suis sûre, c’est que c’est un problème de société. De toutes les sociétés. Ce sont les femmes qui subissent le viol, en majorité, et à l’échelle mondiale… Il y a une question qui a surgi, au fur et à mesure où s’élaborait notre travail, question à laquelle je suis incapable de répondre, mais que je souhaite poser avec ce spectacle, concerne le sexe et le désir: pourquoi la sexualité conduirait-t-elle à la violence et provoquerait-elle le crime ?
* Blog du Monde, 19 mai 2011, Laurent Mucchielli.
** La documentation Française, Véronique Le Goaziou, Le viol, aspects sociologiques d’un crime.
*** Choisir la cause des femmes, Viol le procès d'Aix, Gisèle Halimi : le crime, Paris Éd. Gallimard, 1978 (épuisé), réédition L'Harmattan 2012.
**** Informations et calendrier des actions : www. tabouchimenecompagnie.com